Tidens Fordring (exigence du temps)

Tidens Fordring (exigence du temps)
* Johannes Climacus se réjouit qu'on le considère péjorativement « comme le seul qui ne comprend pas les exigences du temps » (P-S, SV3 IX, p. 235/OC X, p. 260). De son côté, William Afham trace le portrait contrasté de deux individus. L'un se tait avant de parler au point de finir par garder le silence car il suit une pensée, une et toujours la même. L'autre se dépense en réunions publiques afin d'y énoncer bruyamment ce que le temps exige ; livré à l'instant fugace, prisonnier d'une rhétorique sans contenu, il ne dit jamais les mêmes choses sur les mêmes sujets (c'est un sophiste, remarquerait Socrate) ; les applaudissements des auditeurs et les éloges des journalistes récompensent ce brillant orateur (cf. Stades, SV3 VII, p. 17/OC IX, p. 11-12) ; le conférencier comme son auditoire sont soumis aux exigence du temps. De façon analogue, dans la chrétienté géographique, le prêtre, plus attentif à plaire à ses ouailles qu'à leur ouvrir le Royaume de Dieu, satisfait « les exigences humaines ou ce qu'on désigne comme les exigences du temps » (Discours chrétiens, 3e partie, SV3 XIII, p. 158/OC XV, p. 157). Commentant « le concept de la chrétienté établie », Anti-Climacus souligne que « nous sommes tous des chrétiens » exactement au sens où « nous tous sommes des êtres humains » (EC, SV3 XVI, p. 202/OC XVII, p. 190). Souscrire aux exigences du temps, c'est opter à tort pour la chrétienté au détriment de la christianité [Voir supra Christianisme].
** Deux remarquables exemples kierkegaardiens montrent comment on peut vaincre l'exigence du temps. Il s'agit du Compte rendu littéraire (30 mars 1846) et de La crise et une crise dans la vie d'une actrice (24-27 juillet 1848). Le Compte rendu littéraire exprime l'admiration de Kierkegaard envers Thomasine Gyllembourg (1773-1856), célèbre romancière danoise qui sut durant toute sa vie d'écrivain rester fidèle à soi et à l'idée qu'elle se faisait de son œuvre, manifestant ainsi une belle exigence sans commune mesure avec les misérables exigences du temps. Ni le génie ni le talent ni la virtuosité, souligne Kierkegaard, ne font la qualité d'une production. La possibilité de créer une œuvre « est plutôt la rétribution que le dieu a octroyée à l'auteur quand celui-ci, étant parvenu une seconde fois à la maturité, a conquis de l'éternel dans une conception de la vie » (CRL, SV3 XIV, p. 18/OC VIII, p. 139). Rien n'est alors au service de l'humanité en masse, rien ne répond à l'exigence vantarde de l'évanescente actualité, mais sont mises en avant « les déterminations religieuses décisives, qui sont précisément celles de l'individualité (Individualitet) et de la singularité (Enkelthed) » (CRL, SV3 XIV, p. 23/OC VIII, p. 145). Des conclusions très proches se déduisent d'un examen du théâtre où intervient cette fois Johanne Luise Heiberg (1812-1890), à qui La crise et une crise dans la vie d'une actrice rend un vibrant hommage. Le « temps est le dialectique qui vient du dehors » (CVA, SV3 XIV, p. 120/OC XV, p. 301). En obéissant à l'idée, la grande actrice combat cette dialectique purement extérieure. Une telle actrice, dont la génialité ne relève pas de déterminations naturelles, entretient un rapport dialectique avec l'idée elle se rapporte à la même idée pour la seconde fois et à la seconde puissance. Parce que, au lieu d'être un répéter quantitatif, cette seconde fois comporte une répétition-reprise selon une élévation qualitative en puissance, l'actrice obtient de réaliser l'idée. Dans ce cas s'opère une métamorphose (cf. CVA, SV3 XIV, p. 119-124/OC XV, p. 301-306) qui ne résulte pas de la perfectibilité directe quantitative car cette métamorphose est une transfiguration impliquant un saut qualitatif par lequel la réalité n'est ni identiquement réitérée ni anéantie au profit d'une réalité autre, mais se trouve maintenue tout en étant transformée en profondeur.
*** Prisonnière d'une pseudo-objectivité professorale, notre époque cherche en aveugle son salut dans l'accumulation de connaissances livresques et la multiplication factice de publications vite écrites. Johan Ludvig Heiberg (1791-1860) fut l'un de ces trop savants lecteurs qui passèrent sans transition de l'état d'étudiant à celui de professeur. Il est inutile de raconter, tant il est célèbre grâce au compte rendu qu'en donne le Post-Scriptum aux Miettes, le miracle-mirage spéculatif de ce fameux matin de Pâques à Hambourg où Heiberg se convertit au Système, accédant au hégélianisme au moment même où il était, ce faisant, victime des exigences du temps (cette année-là, non seulement était en train de s'affirmer la renommée de Hegel mais encore la date de Pâques coïncidait avec le 1er avril). Refusant de participer à la confusion de l'époque, les pseudonymes kierkegaardiens s'abstiennent d'enseigner (d'où leur goût pour l'opuscule, le fragment, les miettes). Prétention professorale creuse d'un côté, brochure tonique de l'autre. Mélange suspect de religion et de spéculation dans un cas, séparation de la foi et de la philosophie solidement maintenue dans l'autre cas. Rhétorique séduisante et fourbe ou bien silence habité par l'esprit. Savoir en trompe-l'œil ou bien autopsie de la foi (selon une expression des Miettes). Tour de prestidigitation ou bien miracle. Faux prophète laïc prêchant aux individus cultivés une encyclopédie des sciences philosophiques ou bien apôtre appelé d'en haut à une mission dont la signification est universelle. Tartufferie livresque ou bien Promesse du Livre. Chrétienté officielle ou bien christianisme-christianité. Climacus fait observer que si « l'individu (Individ) se rapportait sans plus, directement, au développement de l'esprit-de-l'être-humain, il en résulterait alors que dans chaque génération il naîtrait seulement des exemplaires défectueux d'êtres humains. Mais il y a pourtant bien de la différence entre une génération d'êtres humains et un banc de harengs » (SV3 X, p. 48/OC XI, p. 46). S'opposent là deux conceptions de l'humanité. L'une, réductrice, confond humanité avec espèce et ancre le temps dans un passé que l'exigence du temps ressentie comme crise de société s'acharne en vain à dépasser pour l'accomplir ; elle replie l'idée de Dieu sur celle du genre humain au lieu d'inscrire l'histoire de l'humanité dans le dessein de Dieu. L'autre, éclairant l'humanité à la lumière de sa vocation divine, n'oublie jamais que la temporalité est porteuse d'avenir (anticipation de l'éternité) en tant qu'elle donne aux êtres humains l'occasion de ratifier à chaque instant de leur histoire cette Incarnation de l'infini dans le fini qui s'effectua paradoxalement une fois pour toutes et pour toujours ; car c'est seulement pour de tels individus-singuliers (qui ne sont pas des harengs) et dans une telle histoire de l'humanité (qui n'est pas l'espèce humaine dans son essentialité) qu'idéalité et réalité s'harmonisent par l'effectuation d'une répétition-reprise qui, ne se confondant pas avec l'aliénation-reprise d'un déjà-là, est élévation (à la fois fidèle et inventive) à la seconde puissance, métamorphose dialectique de la réalité en effectivité. À tous les Docents Kierkegaard reproche de vouloir faire surgir du temps l'éternel ou de l'éternel le temps, autrement dit de confondre absolu et relatif. L'attitude salubre consiste à préférer à cette exigence du temps le temps de l'exigence, un temps rigoureux qui, se sachant provisoire, sait dans cette précarité même formuler l'exigence du persister dans le temps (cf. ŒA, SV3 XII, p. 131/OC XIV, p. 121), justement parce que la temporalité ne doit sa persistance qu'à la relation dynamique qu'elle entretient avec l'éternité comme plénitude du temps. On ne peut satisfaire les exigences de Dieu avec celles du temps ; on ne peut à la fois pratiquer l'art difficile de devenir un individu-singulier accédant à la béatitude éternelle et s'intégrer massivement dans une procession systématique ; on ne peut opter simultanément pour la vérité et pour une culture récitante on ne peut à la fois se placer du côté de l'éthique et du côté de l'histoire mondiale érigée en juge suprême. Que chacun engage donc toutes ses forces à vouloir l'Éthique (det Ethiske). Ce vouloir l'Éthique n'est pas une chimère parce que Dieu demeure inchangé, même s'il devait par là ne pas satisfaire les exigences du temps (cf. Quatre discours édifiants du 31 août 1844, SV3 IV, p. 347/OC VI, p. 358).

Le vocabulaire de Kierkegaard, Ellipses. . 2002.

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