ironie

ironie
* La question de l'ironie est centrale chez Kierkegaard. Définir l'ironie suppose d'être au clair sur les relations entre idéel et réel, subjectivité et objectivité, sur les rapports que la modernité entretient avec l'Antiquité, sur la question de la vérité et des modalités directes et indirectes par lesquelles cette vérité se communique. Cette énumération sommaire suffit à montrer que la question de l'ironie est, conformément au statut même de l'ironie, plus difficile qu'elle n'en a l'air on indiquera ici quelques pistes. Première mise en garde Ne pas sous-estimer le fait que l'ironiste ne joue jamais avec les significations dans le but de mystifier définitivement son interlocuteur. D'une part, l'ironiste est respectueux de la vérité plaidant le faux en vue du vrai, l'ironiste ne jongle avec le langage que parce qu'il a confiance en lui. D'autre part, l'ironiste s'adresse à des individus qu'il suppose aptes à corriger la distorsion ironique, à rétablir le vrai implicitement présent [Voir aussi infra Signe-de-la-contradiction]. L'ironiste n'est ni un schizophrène ni un pervers ni un masochiste. — Deuxième mise en garde Ne pas se contenter de dire que, dans la théorie kierkegaardienne des stades (ou des sphères), l'ironie est à la charnière de l'esthétique et de l'éthique, tandis que l'humour se trouve aux confins de l'éthique et du religieux. Pour donner à cette double articulation toute sa portée, il faut avoir exploré les vastes implications d'une pareille géographie des stades. Avant d'observer l'ironie et l'humour, on étudiera donc les stades eux-mêmes en prenant en considération la spécificité respective de l'esthétique, de l'éthique, du religieux. Et on rappellera, en guise de repères commodes, que Socrate (le Socrate historique plutôt que celui des dialogues platoniciens) est le référent kierkegaardien majeur en matière d'ironie, tandis que Jean-Paul Richter (1763-1825) ou, plus sûrement, J. G. Hamann (1730-1788) sont des modèles d'humour. Troisième mise en garde Une étude du concept d'ironie reste vouée à la superficialité tant qu'on n'a pas compris que Kierkegaard, portant sur Hegel un regard indiscutablement critique mais le lisant avec attention et pertinence, s'appuie sur les Leçons d'esthétique, les Leçons sur la philosophie de l'histoire, les Leçons sur l'histoire de la philosophie, les Principes de la philosophie du droit (démonstration de ceci dans H. Politis, Le discours philosophique selon Kierkegaard, Doctorat d'Etat, Sorbonne [Paris-1], 1993, chap. 5 et 6, p. 333-510). Kierkegaard n'évoque pas une ironie intemporelle, il la conçoit à partir de développements historiques et socioculturels. De ce point de vue on doit s'intéresser à l'ironie socratique (fondatrice du geste même de l'interrogation philosophique) et à l'ironie romantique (expression exacerbée du sujet pensant qui, cherchant à échapper tantôt poétiquement tantôt spéculativement à sa situation de créature, tente de s'instaurer en créateur de son propre monde).
** La critique par Kierkegaard de l'ironie romantique est extrêmement fructueuse. En maîtriser les arguments permet d'éviter de confondre Kierkegaard avec un Romantique (ce qu'il n'est en aucun cas, même s'il connaît bien, comme on le constate en lisant L'alternative ou les Stades, les techniques d'écriture et les présupposés idéologiques des Romantiques). Dans la 2e partie du Concept d'ironie constamment rapporté à Socrate (1841), Kierkegaard examine l'ironie moderne de F. Schlegel (1772-1829), le célèbre auteur du roman Lucinde (1799), ainsi que celle de L. Tieck (1773-1853) et celle de K. W F. Solger (1780-1819). Non seulement Kierkegaard juge que Schlegel s'enlise dans l'irréel, mais encore, généralisant sa critique, il insiste sur l'incapacité de tout le romantisme à saisir l'effectivité en voulant (avec raison) dénoncer une réalité mesquine, l'écrivain romantique finit (à tort) par fuir l'être-là ; il se prétend moderne mais, s'isolant en un mouvement rétrograde, il valorise nostalgiquement le passé. L'auteur de Lucinde ne parvient pas à proposer des déterminations supérieures viables. L'amour réciproque de Julius et Lucinde est condamné à reproduire indéfiniment « ce qu'on pourrait appeler l'instant éternel de la jouissance, une infinité qui n'est en rien l'infinité et qui, en tant que telle, est non poétique » (CI, SV3 I, p. 308/OC II, p. 272). L'ironie romantique a un rôle pédagogique puisqu'elle fustige le prosaïsme bourgeois et invite à avancer sur le chemin de la vie, mais elle n'accède pas à la réalité et s'achève en somnambulisme parce qu'elle confond l'idéal avec la fausse éternité poétique. Solger est meilleur philosophe que Schlegel mais il n'échappe pas non plus aux critiques de Kierkegaard, qui lui reproche surtout de manquer du concept de création et du concept corrélatif de réconciliation.
*** Selon Kierkegaard, le moment socratique correspond à la découverte de la subjectivité négatrice abstraite (réflexivité) qui anéantit un à un les phénomènes, tandis que l'ironie romantique correspond à l'invention de la négativité à la seconde puissance (réflexivité de la réflexivité) qui détruit non tel ou tel phénomène mais l'être-là entier. Kierkegaard remercie (nullement ironiquement !) Hegel d'avoir souligné la valeur philosophique de l'ironie socratique et montré l'échec spéculatif de l'ironie romantique. Il souscrit à la définition hégélienne de l'ironie comme négativité infinie absolue Hegel dénonce la tendance du sujet ironique à déréaliser la réalité, à ne se rapporter qu'à soi, avec cette conséquence de faire s'évanouir ce soi avec tout le reste. C'est sur la base de cet accord avec Hegel que Kierkegaard se sépare de lui parce qu'il redoute que, dans un cadre spéculatif, l'ironie se transforme malgré elle en facteur de médiation entraînant à terme sa suppression-conservation au sein du Système. Dans la perspective kierkegaardienne, on tire des leçons du mauvais usage romantique de l'ironie et, tout autant, du mauvais emploi hégélien du négatif. Dès lors, on n'opère pas un dépassement de l'ironie sur le mode d'une rectification-relève des significations, mais on va chercher l'humour par-delà l'ironie et ailleurs. Ce déplacement (qui n'est pas dépassement) de l'ironie en direction de l'humour scande une manière de penser inédite — celle au nom de laquelle Kierkegaard produit son œuvre — qui bouleverse les relations entre langage et vérité, entre idéalité et réalité, entre infini et fini, entre être et sujet.

Le vocabulaire de Kierkegaard, Ellipses. . 2002.

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