Abstrakte Taenkning (le penser abstrait)

Abstrakte Taenkning (le penser abstrait)
* Le penser abstrait est sub specie aeterni (cf. P-S, SV3 X, p. 9/OC XI, p. 1). Sa position est fausse du fait qu'il se maintien unilatéralement dans l'intemporel (excluant le temps). On pense abstraitement quand on met entre parenthèses l'élément du temps, quand on échappe fictivement à la temporalité et à la finitude, quand on les élimine par une opération intellectuelle pour ne considérer que l'éternité (entendue ici comme essence intemporelle immuable). Penser abstraitement implique cette abstraction, cette coupure, cette séparation, ce clivage, cette cassure qui consiste à sectionner les liens reliant le temps à l'éternel. Aussi la pensée abstrayante s'occupe-t-elle principalement de l'immortalité qu'elle démontre en confondant indûment immortalité et éternité si l'on appelle éternité ce non-temps où se déploie la pensée (cf. P-S, SV3 X, p. 10/OC XI, p. 2), rationalisme polémique de Lessing plus volontiers qu'à l'enthousiasme éloquent de Jacobi ? Faisant cela, Kierkegaard n'a pourtant pas perdu l'esprit ; il n'est pas non plus ironique. Certes, Jacobi croit en Dieu et plaide pour une cause personnelle du monde. La sympathie de Climacus ne devrait-elle pas aller vers lui ? Or, si le Post-Scriptum complimente Jacobi pour sa noblesse d'esprit et son enthousiasme, de tels éloges sont vite atténués car, selon Climacus, l'éloquence et l'enthousiasme sont porteurs de défauts intrinsèques. L'éloquence tend au verbiage. De surcroît Jacobi cherche à persuader, à entraîner l'adhésion. Il éprouve le « besoin d'être compris par d'autres penseurs » (PS, SV3 IX, p. 86/OC X, p. 94). Quand ils conversent en juillet 1780 à Wolfenbüttel, Lessing, en bon ironiste socratique qu'il est, désamorce la charge dramatique des propos de Jacobi. Un sourire tout juste esquissé, une formule incisive, un silence suspensif de l'ironiste en disent plus long que le noble enthousiasme à visée persuasive. Selon Kierkegaard, il ne faut pas mélanger conviction pathétique de sauter (Jacobi) et saut pathético-dialectique dans la foi (saut paradoxal). Le saut kierkegaardien se fonde sur la décision et non sur la persuasion, il n'intervient pas avant la rationalité (ou contre elle de manière immédiate) mais après elle. Jacobi qui souhaite, sans succès, guider Lessing vers ce qu'il tient pour la vérité, mêle des domaines séparés, brouille les perspectives et ignore la « dialectique de l'infinité » (cf. PS, SV3 IX, p. 86/OC X, p. 95). Se retournant en son contraire, la volonté d'enseigner le saut se transforme en obstacle au saut paradoxal. Lessing rejette l'hypothèse même du saut (contre Jacobi, Lessing s'affirme spinoziste), mais sa position fait percevoir indirectement trois caractéristiques du saut paradoxal il exige la solitude ; c'est un acte qui relève de la décision il mobilise la dialectique. « Ici on voit excellemment l'ironie de Lessing, qui sait probablement que lorsqu'on a à sauter, on doit être suffisamment seul en cela, et seul aussi s'il s'agit de comprendre correctement que c'est une impossibilité » (P-S, SV3 IX, p. 87/OC X, p. 96-97). En récusant le pathétique, en s'isolant par l'ironie, Lessing met l'accent sur ce qui échappe à Jacobi le saut a partie liée avec « ce qui précisément ne immortalité et éternité sont en effet identiques. Ce qui discrédite la pensée abstraite, c'est qu'elle ne cherche pas à se rapporter dialectiquement par la pensée à ce qui n'est pas de l'ordre de la pensée. Elle se dit capable de tout expliquer mais elle s'illusionne et se vante puisqu'elle n'affronte jamais ce que Kierkegaard appelle la difficulté : relier par un acte de pensée des champs hétérogènes tout en se sachant situé par l'exercice même de la pensée dans un seul de ces champs. Demeurant dans l'identité à soi, le penser abstrait souffre d'une évidente incomplétude. Sa force apparente (sa prétendue immortalité) cache une grande faiblesse.
** Ce penser abstrait est, malgré tout, celui d'un être humain vivant en train de penser. Qu'advient-il de cet homme (« le penseur abstrait ») ? Il vit scindé, coupé en deux moitiés qui ne s'unifient jamais. Le penseur abstrait est une essence double (et Dobbelt-Vœsen) ; il est dédoublé mais également, par l'effet de cette scission, déconnecté du réel. Kierkegaard, qui a lu L'essence du christianisme (1841), sait avec Feuerbach que l'être humain aliène son essence en la projetant en un Autre imaginaire. [Le Dieu de Kierkegaard n'est pas le Dieu de Feuerbach mais les analyses de Feuerbach sont précieuses aux yeux de Kierkegaard car elles montrent ce que sont une idéologie et une conception aliénante de la religion]. Par une moitié de lui-même, le penseur abstrait s'identifie à la pensée pure, c'est-à-dire une essence (Vœsen) fantastique qui se meut dans l'être transparent de l'abstraction, et cette transparence est considérée à tort par le penseur abstrait comme ce qu'il y a de plus haut. L'autre moitié de lui-même (ce résidu qu'est la vie personnelle du penseur hors de la pensée pure) est « une parfois triste silhouette-de-professeur dont cette essence abstraite se décharge en la déposant loin de soi, tout comme l'on dépose une canne loin de soi » (PS, SV3 X, p. 10/OC XI, p. 2). Pour illustrer cette situation insolite, on peut songer au conte d'Andersen intitulé L'ombre (1847) un homme laisse son ombre s'affranchir peu à peu ; devenue autonome, l'ombre se fait passer mensongèrement pour l'homme lui-même, réussit à l'éliminer et prend sa place. Kierkegaard compare plutôt le penseur abstrait à une dentellière pauvre : celle-ci aussi produit de somptueuses dentelles auxquelles son humble vie ne ressemble guère mais la dentellière a une supériorité sur le penseur abstrait elle ne prétend en rien entretenir des rapports avec la pensée pure. Au triste penseur abstrait il ne reste plus que la silhouette d'un homme en chair et en os, il est une ombre chinoise aux contours plats projetés sur un mur. La pensée pure jouissant d'une immortalité abstraite ne se préoccupe pas du désir que peut éprouver un être humain de devenir éternel en participant concrètement à une éternité viable vitalement. La pensée pure n'a certes pas les moyens de se préoccuper de l'être humain comme tel et elle ne soupçonne même pas qu'il y a là un problème. C'est en ce sens que l'abstraction est désintéressée.
*** D'où deux conséquences majeures. Premièrement Le penseur abstrait ne s'est pas compris lui-même, il ne se connaît pas. Il n'a pas compris le rapport du penser à l'existence (cf. PS, SV3 X, p. 11/OC XI, p. 3). Pour lui, le fait d'être un penseur diffère radicalement du fait d'être un individu humain. Sa pensée n'est finalement que la prestation esthétique d'un talent (celui-ci fût-il génial). Deuxièmement Un renversement de perspective s'opère. On avait commencé par examiner le penseur pur à partir de la pensée pure ; on s'aperçoit maintenant qu'il faut considérer leurs relations dans l'autre sens, en allant non de la pensée vers le penseur mais du penseur vers la pensée, car c'est le penseur abstrait qui s'illusionne en élaborant la fantaisie de l'être pur. Intervient alors le comique (au lieu du sérieux) et le psychologique (au lieu de l'ontologie). La pensée pure apparaît désormais comme une curiosité psychologique, un mécanisme pathologique qui sécrète une abstraction fantastique, l'être pur. À propos du penseur pur, Kierkegaard associe souvent deux métaphores polémiques, celle de la ventriloquie et celle de l'enseignement doctrinaire en vase clos qui se boucle sur soi sans geste de communication ni présence d'un tiers. Le penseur abstrait professe que le penser est plus haut que le pathos [Voir supra Pathétique], mais ceci est professé par un penseur sans pathos qui ignore ce dont il parle... Comme c'est comique ! La réduplication et l'appropriation lui sont étrangères. C'est pourquoi sa parole, loin d'être la parole vive d'un individu présent, est l'écho assourdi d'une voix lointaine ou encore un discours ventriloque. Ce n'est que la parole d'un homme absorbé par sa cérébralité. Kierkegaard s'amuse à évoquer un libraire de Copenhague, si distrait qu'il en venait, paraît-il, à poser cette bizarre question « Est-ce bien moi qui parle ? ». Pour ne pas risquer de ressembler comiquement à ce libraire distrait ou au penseur abstrait, on sera attentif à éviter le grave contresens consistant à identifier toute forme de pensée avec la pensée abstraite hostile au penser abstrait, Kierkegaard ne manque jamais de donner sa pleine valeur dynamique à la pensée quand celle-ci, tout en connaissant ses limites et en les respectant, fait l'effort de se rapporter paradoxalement à ce qui n'est pas elle et qu'elle sait différent d'elle. [Voir aussi infra Saut ; Système].

Le vocabulaire de Kierkegaard, Ellipses. . 2002.

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