Systemet (le Système <hégélien>)

Systemet (le Système <hégélien>)
* Kierkegaard est hostile au Système hégélien — voilà bien l'un des clichés les plus fréquents de la sinistre vulgate kierkegaardienne. Au lieu de colporter paresseusement des affirmations éculées, il serait préférable de se demander pourquoi Kierkegaard critique (parfois en des termes extrêmement violents, c'est exact) le Système hégélien et comment il justifie sa critique. Kierkegaard a une connaissance approfondie de la pensée hégélienne, spécialement de la Logique (cf. Pascal Marignac, « La figure de Hegel dans le Post-Scriptum de Kierkegaard», Revue de l'enseignement philosophique, Paris, avril-mai 1981, p. 3-23). Et Kierkegaard va droit à l'essentiel en désignant la Science de la logique comme la clef de voûte du hégélianisme. La discussion a pour enjeu les rapports de la pensée et de la réalité, du logique et de l'effectif. L'intermède central des Miettes philosophiques s'appuie, pour l'expliquer et la réfuter, sur cette proposition de la Science de la logique « Ainsi l'effectivité est-elle identique à soi-même dans ce qui est différent d'elle, la possibilité. [Entendue] comme cette identité, elle est nécessité » (Hegel, Science de la logique, t. 1, livre II [La doctrine de l'essence], éd. de 1812, trad. Labarrière et Jarczyk, Paris, 1976, p. 255). Pour l'auteur des Miettes philosophiques, la nécessité n'est aucunement unité de la possibilité et de l'effectivité (cf. H. Politis, Doctorat d'État, Sorbonne [Paris-1], 1993, chap. 9, p. 676-729). L'être de la possibilité diffère de celui de l'effectivité mais de cette différence ne peut pas résulter une unité qui serait de l'ordre de la nécessité, puisque cela supposerait de quitter le plan de l'être pour accéder au plan de l'essence vouloir changer le possible ou l'effectif en nécessaire, c'est les détruire en leur ôtant leurs déterminations propres. Formuler l'exigence d'« un système de l'être-là » (et Tilvœrelsens System) implique de traiter les êtres contingents comme s'il s'agissait d'êtres nécessaires. C'est cette hypocrisie ou cette inconséquence du « comme si » que dénonce Kierkegaard. Seul un être réel infini et éternel échappant par sa nature aux contraintes spatio-temporelles dispose d'un pareil système de l'être-là « L'être-là même est un système — pour Dieu, mais ne peut l'être pour aucun esprit existant » (P-S, SV3 IX, p. 101/OC X, p. 112). Il y a donc un penseur systématique, et un seul, mais Hegel, homme parmi les hommes, ne saurait prétendre — quelle que soit l'étendue de sa science spéculative — s'identifier à lui. Ce penseur systématique est « Celui qui est lui-même en dehors de l'être-là et pourtant dans l'être-là, Celui qui est enfermé en son éternité pour l'éternité et renferme pourtant en soi-même l'être-là — c'est Dieu » (P-S, SV3 IX, p. 102/OC X, p. 113. Et cf. A. Clair, Pseudonymie et paradoxe, Paris, 1976, p. 60, ainsi que H.-B. Vergote, Sens et répétition, Paris, 1982, t. 2, p. 200).
** En complément de cette argumentation philosophique, Kierkegaard se sert contre le Système d'un riche arsenal d'armes polémiques. Par exemple, l'exigence de rationalité est délibérément déplacée par Kierkegaard du plan de la connaissance à celui de la psychologie l'activité rationnelle se voit alors transformée polémi-quement en délire de l'imagination, en représentation illusoire très mal reliée à l'être-là. Kierkegaard renvoie l'exigence systématique au domaine du fantasme (au plan psychologique) ou à celui du fantastique (au plan esthétique). Il n'y a pas de médiations qui articuleraient réellement le «je » de l'individu empirique et le « Je » du sujet pur. Voilà pourquoi le sujet empirique, quand il joue (sérieusement, hélas !) à se prendre pour un sujet pur, ne profère que des mots creux (donc ne produit rien de réel). [Voir aussi supra Penseur abstrait].
*** L'antisystématisme de Kierkegaard n'est nullement un antihégé-lianisme primaire. D'habitude, les commentateurs ignorent ou gomment cet aveu de Johannes de Silentio, l'auteur pseudonyme de Crainte et tremblement « J'ai, quant à moi, mis suffisamment de temps à comprendre la philosophie hégélienne, je crois aussi ne l'avoir pas trop mal comprise ; j'ai assez de témérité pour penser que lorsque, en dépit des soins que j'y ai mis, je ne peux pas comprendre Hegel dans quelques passages, c'est que lui-même n'a pas été tout à fait clair. Tout cela, je le fais facilement, naturellement, ma tête n'en souffre pas» (CrT, SV3 V, p. 32/OC V, p. 126). De son côté, Johannes Climacus insiste sur le fait que « devenir hégélien est suspect, comprendre Hegel est le maximum » (P-S, SV3 X, p. 69, n. 1/OC XI, p. 70, n. *). Dans le Post-Scriptum encore, Johannes Climacus rend à Hegel l'hommage suivant, qui peut guider quiconque souhaite réfléchir sans tricher sur la relation de Kierkegaard à Hegel « Faire de Hegel un diseur de balivernes, cela doit être réservé à ses admirateurs un adversaire saura toujours l'honorer pour avoir voulu quelque chose de grand et ne l'avoir pas atteint» (PS, SV3 IX, p. 93-94, n. 1/OC X, p. 104, n. — H.-B. Vergote a justement insisté sur l'importance de cette formulation).

Le vocabulaire de Kierkegaard, Ellipses. . 2002.

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